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Voilà. Le moment était venu.
Celui qu’elle redoutait depuis le premier jour.
C’est drôle comme elle en plaisantait à l’époque. « Ton nom de famille, c’est Dark, hein ? avait-elle demandé. Tu dois être du genre optimiste. » Steve Dark. Elle ne s’en serait jamais doutée. Ils s’étaient rencontrés par hasard au rayon alcools de Vons, à Santa Monica. L’homme qui allait devenir son mari remplissait son chariot de bouteilles – surtout de whisky et de bourbon, avec quelques-unes de vin blanc et de rouge. Elle avait pensé que c’était en prévision d’une soirée entre amis. Plus tard, elle avait appris qu’il s’agissait simplement de ses provisions hebdomadaires.
Et l’avoir surpris ainsi en public tenait du plus grand des hasards : ces derniers mois, il se faisait livrer dans son appartement miteux de Venice. Mais, ce soir-là, il avait été pris d’une étrange envie de sortir faire ses courses. Cela faisait si longtemps qu’il se cloîtrait chez lui, avait découvert Sibby, que sa voiture était couverte d’une épaisse couche de poussière.
Steve était hagard, mais Sibby avait pris cela pour « J’ai fait la fête hier » et non pas pour « Je suis au trente-sixième dessous depuis des lustres ». Malgré ses cheveux ébouriffés, sa peau pâle et une évidente désinvolture vis-à-vis de l’hygiène, Steve l’avait instantanément séduite. Au point qu’elle lui avait sorti une phrase idiote comme elle n’en avait pas prononcée depuis la fac, convaincue qu’elle était de s’en mordre les doigts si elle ne sautait pas sur l’occasion.
— Alors, je passe à quelle heure ?
Il s’était retourné en clignant des yeux, se demandant si c’était bien à lui qu’elle parlait. Si ce n’était pas un fantôme. Cela faisait des semaines que nul ne lui avait adressé la parole.
— Pardon, mais qu’est-ce que vous avez dit ?
— Votre fête, avait-elle répondu en désignant le chariot. Elle commence à quelle heure ? J’ai vu que vous aviez une bouteille de chardonnay et il se trouve que c’est justement mon vin préféré.
Steve était resté planté là à la fixer comme s’il cherchait quoi répondre. Le sourire qu’il avait ébauché lui sembla faux. Un peu flippant, même. Et, durant cette minuscule éternité, Sibby s’était demandé dans quel étrange univers elle s’aventurait.
Que faisait-elle chez Vons à parler à un beau garçon étrange qui avait l’air de ne pas avoir pris de douche depuis des jours ? Elle était peut-être tombée sur le fils de Charles Manson !
Puis elle avait reposé fermement ses mains sur la barre en plastique de son chariot et s’était apprêtée à le pousser dans une autre allée, n’importe laquelle, mais une autre, du moment qu’elle pourrait faire le tour du magasin avant d’abandonner ledit chariot et de filer à son insu…
— À 20 heures, avait-il répondu. Demain soir.
Cette fois, son sourire avait été sincère. Sibby le lui avait rendu, ses mains s’étaient décrispées. Il avait griffonné son adresse au dos du livre de poche qu’elle avait dans son sac à main : Sanctuaire, de Faulkner.
Le lendemain soir, à son arrivée, elle n’avait été qu’à moitié surprise de trouver un petit bungalow avec un unique occupant : Steve. Deux couverts dépareillés étaient dressés sur une table de fortune recouverte d’un tissu qui ressemblait beaucoup à un drap.
— Personne n’a pu se libérer, avait expliqué son futur époux avec un sourire penaud.
— S’il n’y a pas de chardonnay, je repars tout de suite, avait-elle plaisanté à moitié.
— Après vous avoir rencontrée, je suis retourné en acheter trois bouteilles de plus.
Et c’était vrai.
Au cours de cette nuit, le mystère de Steve Dark s’était lentement dissipé sous ses yeux. Il lui avait tout dit d’emblée : ancien flic, agent fédéral, une affaire qui avait atrocement mal tourné, une démission. Il attendit leur cinquième rendez-vous pour lui confier avoir été adopté et que sa famille avait péri dans un tragique accident.
Et c’est seulement après leur mariage devant un juge de paix que Sibby avait appris que l’affaire qui avait atrocement mal tourné et le tragique accident étaient liés.
L’année qui avait suivi avait été pour Steve un véritable enfer.
Dès le début, il avait été clair qu’il n’envisagerait jamais de reprendre du service comme policier. Or, cette nuit, Sibby voyait bien que la donne avait changé.
Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas une mission, se dit-elle. Tout mais pas ça. Parce que ce qui lui est arrivé dans ce métier a failli lui coûter la vie et que je ne supporterais pas de le perdre.
— Tu as l’air de vivre dans le passé, aujourd’hui. Tu veux bien me dire ce qui se passe ?
Steve se taisait, mais elle refusait de baisser les bras.
— On t’a demandé de faire quelque chose, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Tes anciens employeurs.
— Oui.
— Qu’est-ce que tu leur as dit ?
— J’ai refusé.
Elle respira. Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle retenait son souffle.
— Vraiment ?
— Mon ex-chef, Tom Riggins, est passé ce matin pour me convaincre de revenir. Il a le don de vous harceler jusqu’à obtenir gain de cause. Ces gens-là ne renoncent jamais. Je vais donc m’en occuper.
Elle le scruta, cherchant à déceler le mensonge. En général, elle le perçait à jour comme lorsqu’il voulait lui cacher le cadeau d’anniversaire qu’il avait préparé ou lui épargner une contrariété. Cette fois-ci, il était indéchiffrable.
— O.K., dit-elle. Occupe-t’en. Mais reviens vite, d’accord ?
— Bien sûr. Où veux-tu que j’aille ? sourit-il d’un air forcé.
Il fixa le plafond un long moment. Puis il prit ses clés sur la table basse, consulta sa montre et sortit.
Sibby baissa les yeux vers son mobile posé sur l’édredon. Vingt-quatre heures s’étaient écoulées et elle était de nouveau seule dans la maison. Une seule chose aurait couronné le tout : un texto.
Et c’est alors qu’elle en reçut un.